L’univers intime de Proust par lui-même…

Dans notre catalogue d’avril 2011 sont dévoilées deux lettres extraordinaires de Marcel Proust:

L’une d’entre elle, est adressée à Madame Catulle: [Versailles vers le mercredi soir 12 décembre 1906] ; 17 pages 1/2 in-8° sur papier de deuil.

« J’ai été tellement malade ces deux jours-ci que c’est seulement ce matin que j’ai pu avoir mes lettres et lire la vôtre. Ensuite je me suis endormi, j’ai dormi jusqu’à ce soir. Je  me suis levé vers onze heures du soir, je vous écris, ma lettre partira demain matin à l’aube, mais pendant ce temps que devez-vous pensez de moi ! Vous me croyez ingrat ! Vous vous dites, il était pressé de m’écrire quand il avait besoin de moi, mais maintenant que je lui ai rendu service il ne prend même pas la peine de me remercier. Madame, que vous puissiez penser cela jusqu’au moment où vous aurez cette lettre me désole. J’ai tant de reconnaissance pour votre bonté ! Tout ce que vous m’avez dit m’a semblé — à travers la brume du malaise se dissipant — parfait. Je ne tenais pas au papier rouge comme vous l’aviez cru. C’était ce papier empire en particulier qui m’avait semblé beau quoique rouge. Mais il ne pouvait aller là. Et je ne suis nullement hostile au rouge, au contraire ! Je suis content de voir que les boiseries pourront servir, je croyais que l’antichambre était trop petite, et cela me fera grand plaisir de les retrouver là car Maman en avait eu tant de plaisir, aimait tant son antichambre. En dehors même de cette douceur, cela me fera plaisir de toutes façons car c’était ravissant quoi qu’en pense ma jeune belle soeur ! Hélas ce que vous me dites de l’appartement du boulevard Haussmann je le sais trop ! il y a quinze ans au moins que je ne l’ai pas vu, mais je me le rappelle comme la chose la plus laide que j’aie jamais vue, le triomphe du mauvais goût bourgeois à une époque encore trop rapprochée pour être inoffensive ! Cela n’est même pas démodé dans le sens charmant du mot. Démodé ! C’est trop laid pour l’être jamais. Mais je vous ai dit la douce et triste force attractive qui m’y avait ramené, malgré l’horreur plus grande encore du quartier, de la poussière, de la gare Saint-Lazare, tant d’autres choses. Les amis qui cherchèrent pour moi avec un si adorable dévouement puisque je ne pouvais chercher moi-même et qui connaissaient mes instructions et mes goûts, mes recommandations : pas d’arbres, pas de bruit, pas de poussière, quartier élevé, etc. etc., n’en reviennent pas encore de m’avoir vu élire le « bel appartement » d’un Nucingen moins riche et beaucoup plus tardif. Mais je vous ai dit la raison, ce que je n’ai peut-être dit à personne. Elle dispense de tout autre et la raison ne la connaît pas. Si je peux me décider à le quitter il aura du moins été une transition entre l’endroit où repose pour moi Maman et qui n’est pas le cimetière mais l’appartement de la rue de Courcelles et un appartement qu’elle n’aurait jamais vu, entièrement étranger. Et puis tout cela se mêle à d’autres choses et c’est trop long à dire par lettres. Ce que vous me dites de ce que doit être [le] bel automne d’or à Versailles me fait mal ! Car, croyez-vous que sauf les  tout premiers jours où de mon lit je voyais les derniers rayons de soleil, je ne me suis jamais éveillé que la nuit venue, et je ne sais rien des charmes de la saison ni de l’heure. J’ai passé quatre mois à Versailles comme si je les avais passé[s] dans une cabine téléphonique sans avoir rien su du décor. Et autrefois j’allais sans cesse de Paris à Versailles tant j’aime ces lieux incomparables, que notre tristesse a construit[s] plus beaux qu’ils ne furent jamais dans leur splendeur première et qui ont tant gagné en beauté de Louis XIV à Barrès ! Je n’ai pas votre lettre sous les yeux mais il me semble que vous me dites qu’on ne pourrait pas faire du petit salon une pièce toute en tapisseries. C’est ce que j’aurais aimé, pour me rappeler l’antichambre de la rue de Courcelles ou le « cabinet à tapisseries » du boulevard Malesherbes. Donc ce sera pour la salle à manger. Voyez-vous Reynaldo ? Il me téléphone tout le temps pour venir, mais je suis vraiment trop souffrant, j’espère qu’il ne prend pas cela pour de l’indifférence. Dieu sait si c’est le contraire que j’éprouve pour lui ! Je ne sais quand je pourrai emménager à Paris, la négligence inouïe du gérant de l’immeuble, la mauvaise volonté de la locataire à qui j’ai sous loué me font prolonger indéfiniment un séjour à Versailles dans les conditions à la fois les plus coûteuses et les plus inconfortables. Dès mon arrivée — même si je dois bien me porter ensuite dans l’appartement — je serai malade quelques jours, comme après tout changement. Et ce premier état passé, je tâcherai de vous voir, soit chez vous, soit chez moi. Je relirai ce soir votre lettre et si j’y trouve des points sur lesquels j’avais à vous répondre je le ferai aussitôt. Je n’ai voulu que maintenant vous remercier, dépenser près de vous le peu de force, que j’avais après ces crises. Vous me donnez comme chambre à coucher la chambre bleue. Elle me sera bien cruelle. Mais si la chambre a besoin d’être meublée je crois en effet qu’il n’y a rien d’autre. Madame, je voudrais rester encore longtemps avec vous pour vous remercier de la peine que vous avez prise pour moi mais vraiment je n’en peux plus, je vous remercie de tout coeur et je vous prie de croire à ma reconnaissance respectueuse. Marcel Proust.

Pour les tableaux, je ne désire voir un peu en vue que la bergère petite et vieillotte qui a l’air monstrueux et racé d’une infante espagnole, le portrait de Maman, et mon portrait par Blanche. Cependant les copies exactes des Snyders feront très bien dans la salle à manger. Je sais que le Govaert Flinck  [Tobie et l’Ange] est un tableau de prix, et en somme [de] la très bonne peinture un peu sombre d‘un des meilleurs élèves de Rembrandt. Mais je compte le laisser à Robert (et du reste tout ce qu’il voudra) ainsi que le si beau portrait de Papa par Lecomte du Nouÿ, qui faisait l’admiration de Jacques Blanche, mais je crois que Robert aura grand plaisir à l’avoir. Je lui enverrai aussi s’il veut bien les héberger (ou je lui garderai dans l’ombre Esther et Aman, l’histoire romaine, et le Metsu. Cependant s’il ne les prend pas tout de suite je ne les mettrai pas dans l’ombre pour que ma belle-soeur ne les juge pas dédaignables. Mais pour mon compte tout tableau qu’on n’a pas désiré, acheté avec peine et amour, est atroce dans un appartement. Williams Morris a dit « n’ayez jamais dans un appartement que des choses que vous trouviez utiles, ou que vous jugiez belles ». Or une armoire, une table, mêmes laides, même inutiles, cela évoque encore une idée d’utilité. Mais un tableau qui ne plaît pas, c’est une horreur. Et je peux le dire de tous ceux bons ou mauvais qui seront là !

PS : Si le mobilier bleu n’est pas adopté pour ma chambre, on pourrait grossir les meubles de l’ancienne chambre d Papa de quelques meubles du grand salon ou du petit salon qui ne tiendront peut-être pas dans ces pièces plus petites. Le seul inconvénient que je vois au joli (relativement) papier empire dans l’antichambre est que toutes les boiseries de l’antichambre de Maman ne sont guères du même style. Je pourrais peut-être dans ce cas faire tendre les murs en étoffe (imitation des vieilles toiles de Jouy,  ce que j’avais comme rideaux dans la chambre rue de Courcelles, et que je n’aurai plus si j’ai des rideaux bleus). Je compte mettre dans le grand ou le petit salon la pendule de l’antichambre de la rue de Courcelles (Cartel) car la pendule du petit salon de la rue de Courcelles était bien néfaste, et je n’ai pas d’argent pour en acheter une belle !

Encore un post-scriptum chère Madame pour vous dire que si vous voyez Robert (ou même Marthe) vous leur disiez que je suis en humeur de bibeloter, que vous savez que je veux acheter une belle pendule et peut-être des tapisseries, que je tâcherai si je quitte le boulevard Haussmann d’avoir un grand salon (si vous saviez la merveille qu’il y avait à louer rue du Cherche-Midi !) et si j’y reste de démolir une cloison. Pardonnez-moi de ne pas écrire plus, je suis tellement mal à mon aise. Mais si je fais jamais une belle installation quelque part, je ne vous demanderai pas le plus léger conseil ! Car je sais trop qu’alors vous faites cela avec une telle sublimité que c’est simplement vous demander des mois de votre vie. D’ailleurs si je parle de ces projets qui ne se réaliseront sans doute pas c’est pour que ma belle-soeur comprennent que je désire garder des choses jolies.Votre  respectueux et reconnaissant Marcel Proust. Je pense que dans mon interminable lettre d’hier je vous ai dit combien j’avais été « transporté » par vote délicieuse carte. Quant   aux fleurs dont je n’ai pu hélas m’occuper moi-même je sens bien que cela a dû être excessivement mal fait et j’en suis navré. Vous ai-je jamais dit que quand Maman m’avait donné les meubles en marqueterie elle m’avait dit, je te conseille de les garder pour le mariage de Guigui et de Bicottot. Aussi cela m’a fait bien plaisir de le donner. Seulement je crois que  ç ’aurait été bien, Maman faisant un plus beau cadeau. Mais puisque Maman n’est plus là, j’ai peur que de moi qui la représente un peu ce soit bien maigre. Enfin, tant pis. »

Vous pouvez venir admirer cette lettre à la galerie ARTS ET AUTOGRAPHES et qui sait avoir la chance d’acquérir ce précieux document !

Cette lettre peut-être achetée chez Arts et Autographes, 9 rue de l’Odéon – 75006 PARIS.

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1 avis sur “L’univers intime de Proust par lui-même…

  1. Michel Damblant

    Cette lettre est un bijou de l’art proustien!
    Bravo de l’avoir mise en ligne
    Petit détail, elle est adressée à Mme Catusse et non Catulle

    Réponse

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