Un amour de Swann, les Jeunes filles en fleur, Sodome et Gomorrhe

PROUST Marcel  [Paris, 1871 – id., 1922],  écrivain français.

Ensemble de 2 lettres autographes signées, adressées à Jacques Rivière, directeur de la N.R.F. (Nouvelle Revue Française) :

— [3-12 juillet 1920] ; 12 pages in-8° « Je suis triste que vous souffriez encore, heureux que l’électricité vous ait fait du bien, reconnaissant de toutes les charmantes choses que vous me dites, ennuyé à propos de la Revue de ne pas vous répondre comme vous l’auriez peut-être voulu. Il est exact que Jacques Porel a demandé à Gallimard que je fisse un article Réjane. Mais cet article pour beaucoup de raisons trop longues à écrire et dont nous causerons vous et moi, mais dont la principale est mon terrible état de santé, je ne pourrai pas l’écrire. Même court, cela me serait impossible. Or Porel m’écrit qu’il compte sur 26 ou 27 pages. Copeau (c’est une simple suggestion) ferait cela beaucoup mieux que moi, qui ne peux pas le faire du tout. Cher Jacques (si vous m’appelez aussi Marcel, sinon je retire le prénom), me permettrez-vous de vous parler en toute liberté de la N.R.F. ? Votre dernier numéro est superbe, varié, plein, harmonieux. Je n’en suis que plus choqué de notes qui à mon avis, et ceci dit tout à fait entre nous, ont q.q. chose de vraiment scandaleux. Voici ce que je veux dire. Dernièrement après une période où le moindre mouvement m’avait été impossible, j’ai repris un instant la plume. Vous pensez peut-être que c’était pour répondre à l’une des centaines de lettres qui attendent toujours. Pas du tout, je venais de lire coup sur coup trois articles de M. de Pierrefeu sur (je crois) Paul Adam, Moréas et Stendhal. Or je ne pus m’empêcher de lui écrire que ces articles étaient par trop bêtes, cette critique tellement superficielle qu’elle allait forcément de contradictions en contradictions etc. Remarquez que je connais à peine M. de Pierrefeu que j’ai vu une seule fois, qu’il m’est tout à fait sympathique (malgré l’idée bizarre qu’il a eue une fois de m’écrire : « Ne savez-vous donc pas que je pourrais si je voulais me faire appeler le Cte de Pierrefeu » — ceci particulièrement confidentiel parce que si touchant de ridicule). Naturellement le superficiel et brillant critique ne m’avait pas demandé mon opinion. Un amour stupide de la vérité me fit la lui donner de moi-même. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne m’a pas répondu et que sa critique du Côté des Guermantes se ressentira, je n’en doute pas, de mes appréciations spontanées. Je comprends très bien que tout le monde n’en fasse pas autant et en somme c’est un de ces auteurs sur lesquels on peut, plus convenablement, garder le silence. Mais quelle n’a pas été ma stupéfaction en lisant (dans votre si beau numéro de la N.R.F) sous la plume si sévère de M. Allard, un éloge de M. de Pierrefeu où celui-ci était comparé à Velasquez (?) à Tallemant des Réaux, à Bussy-Rabutin. Quant à Saint-Simon, M. Allard reconnaît que M. de Pierrefeu ne l’a pas été, mais parce qu’il n’a pas voulu, à cause du sujet et pour des raisons de convenance. Ah ! si la Garonne avait voulu ! — Je place trop haut la reconnaissance, l’amitié (j’ignore absolument si elles ont joué un rôle quelconque dans le jugement de M. Allard !) pour ne pas reconnaître qu’on peut être obligé à des articles de complaisance. Pour ma part, si j’avais été moins souffrant, sachant que des membres de l’Académie Goncourt que je ne connais pas, comme M. Élémir Bourges, se sont donné une peine touchante et folle pour me faire avoir le prix Goncourt, y ont pris des grippes, etc., je ne me serais pas cru déshonoré pour leur octroyer du génie. Mais si j’avais fait cela, je l’aurai fait au Figaro, ou à Comœdia ou au Gaulois, et non dans les colonnes de la scrupuleuse N.R.F où on ne doit parler que de ce qui le mérite absolument (l’exemple de M. Élémir Bourges est à ce propos très mal choisi puisque c’est un grand écrivain). Vous savez pour ma part le scrupule que j’y mets. Je vous ai recommandé les vers de Jacques Porel. Ils étaient supérieurs à ceux que vous publiez, à mon avis. Cet avis ne fut pas le vôtre, je me serais fait un scrupule d’insister. J’avais demandé (autre exemple) une note sur Mlle Charasson, vous n’avez pas été favorable, je me suis retiré. — Des gens intelligents comme Léon Blum et bien d’autres, quand j’ai publié Swann ont dit : « Ce n’est pas cela qui peut donner une idée véritable de Proust. Qu’il publie ses pastiches, ils auront quarante éditions. J’ai insinué qu’on pourrait les « lancer » . La N.R.F fut d’un autre avis. Ils tombèrent à plat. Je donne les bonnes feuilles du Côté de Guermantes à une Revue belge et à une Revue américaine, puisque la N.R.F. ne me les a pas demandées. C’est vous dire la haute idée, quasi-religieuse que je me fais de votre Revue. Votre admirable N° du 1er juillet n’est pas certes fait pour ébranler ma foi mais pour l’exalter au contraire, et cela dès la 1ère page, dès cet admirable « Antoine et Cléopâtre » que la presse quotidienne a fait tomber dans des conditions si abjectes qu’elles font pour moi de M. Régis Gignoux sans que je le connaisse un véritable ennemi personnel, un démolisseur de beauté. Mais trouver dans ce N°, Velasquez, St-Simon, Tallemant, Bussy pour le gentil et absurde Pierrefeu (dont les chroniques théâtrales à l’Opinion, sont je le reconnais très supérieures à ce qu’il fait d’habitude) cela m’a semblé peu encourageant. Je vous admire comme je vous aime, infiniment. Marcel Proust.

Cher ami, vous ai-je jamais rendu la Nuit des Rois que je devais garder 2 jours et que je n’ai pas lue. Sinon où dois-je vous l’envoyer, dans votre villégiature ou rue Froidevaux. Lettres charmantes de Thibaudet qui m’est très sympathique. Toutes les raisons accrues quotidiennement que j’ai données pour une traduction en anglais ont abouti à un arrangement de traduction… en espagnol ! Ce n’est pas la même chose. L’article que Thibaudet a fait en Suède « un nouveau Jean Christophe » (ce qui est très alléchant pour la Scandinavie) rendrait désirable une traduction en suédois. Mais ce doit être difficile. J’en parlerai à tout hasard, et sans aucune espérance, à Gaston. »

[3-12 juillet 1920] ; 4 pages in-8°. « J’ajoute un post-scriptum à ma lettre pour vous remercier et vous rassurer au sujet du côté « psychologique de mon oeuvre ». Comme elle est une construction, forcément, il y a des pleins, des piliers, et dans l’intervalle des 2 piliers je peux me livrer aux minutieuses peintures. Tout le volume sur la séparation d’avec Albertine, sa mort, l’oubli, laisse loin derrière lui la brouille avec Gilberte. De sorte qu’il y aura trois esquisses très différentes du même sujet (séparation de Swann avec Odette dans Un amour de Swann — brouille avec Gilberte dans Les Jeunes Filles en fleurs — séparation avec Albertine dans Sodome et Gomorrhe, la meilleure partie). Cher ami, le hasard a fait ceci, les Revues françaises et étrangères n’ont cessé de parler des Jeunes Filles en fleurs. Mais je n’ai pas osé vous demander d’en parler (je ne veux pas dire à vous Jacques Rivière, mais à la N.R.F.). Or dans le dernier N° il y a une énorme « Revue des Revues ». S’il y en a encore une dans le prochain, on sera fatalement amené à signaler car il est presque en tête, le stupide article de Pierre Lasserre « Marcel Proust humoriste et moraliste » dans la Revue Universelle. Si oui, je voudrais que les quelques lignes de réfutation me fussent confiées (anonymement bien entendu ou plutôt sous le nom (si cette Revue des Revues est signée) de celui qui la fera). Dans ce cas vous serez gentil de me prévenir pour que j’aie le temps de rédiger dix lignes. Et même je vous demanderais de les faire recopier (ou je le ferais moi-même) afin que même celui qui fait la critique des  revues ne sache pas que les 10 lignes sont de moi et les croie de vous. Tendrement à vous. Marcel Proust. »

Lettres publiées dans la « Correspondance Marcel Proust – Jacques Rivière » (Éditions Gallimard) sous les n° 68 et 69.

Cette lettre peut-être achetée chez Arts et Autographes, 9 rue de l’Odéon – 75006 PARIS.

 

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